La fin de mes privilèges – à moi – c’est toi
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Titre terrible, paraphrase des premiers mots d’une chanson d’Édith Piaf, pour une image qui se veut un essai de compréhension de la situation que nous vivons actuellement : la levée de boucliers contre la violence policière à l'égard des Afro-Étatsuniens. Cette prise de conscience est en train de s’étendre à toute forme de violence (policière, judiciaire, économique, sociale, etc.) faite à tous les humains qui vivent une situation de minoritaire ou d’infériorité sociale dictée par une majorité qui s’impose soit par le nombre, par l’Histoire, ou par la volonté d’un petit groupe qui ne veut pas perdre ses privilèges parfois acquis de « droit divin » tel qu’on l’affirmait il n’y a pas si longtemps.
Qu’on déboulonne, décapite, peinturlure, accroche au cou de certaines statues des demandes d’excuses à ceux que ces personnages ont « offensé », dont ils ont abusé, abus dont les abusés et leurs descendants souffrent encore, c’est un bien faible prix à payer pour cette prise de conscience.
Mettre ces statues au musée ou ailleurs, pour ne pas oublier, certainement, mais avant tout pour ne pas imposer aux victimes ou à leurs descendants la vision glorifiée et glorifiante de ces époques qu’on espère révolues.
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Cette image montée à partir d’une toile de fond qui est une photo du mausolée élevé à Christophe Colomb prend pour modèle-type du conquérant, du découvreur, ce mercenaire italien commandité par les souverains d’Aragon et de Castille, Isabelle la Catholique et son époux Ferdinand pour tenter de découvrir la route des épices en allant vers l’ouest. Cette expédition a été financée par des amendes et des taxes prélevés auprès des juifs et des musulmans de leur royaume.
Sur la photo faite dans la cathédrale de Séville où se trouve ce mausolée, j’ai mis à gauche une photo du buste d’Isabelle la Catholique qui se trouve au parc Laurier à Montréal, ville où il n’y a qu’un tout petit monument élevé à la mémoire de Christophe Colomb au parc de Turin dans un quartier nord de la ville.
Pour le reste du montage, j’ai choisi d’utiliser des photos faites à New York à la station de métro Columbus Circle juste à l’entrée de Central Park et à côté de la Trump Tower, on ne peut pas se tromper.
La colonne soutenant la statue apparaît deux fois et la statue elle-même regarde le mausolée, de l’autre côté de ce dernier. On rappelle la proximité de la station de métro par les si belles céramiques du réseau de transport new-yorkais. Ce rapprochement entre New York et Séville nous fait traverser autrement l’Atlantique en réfléchissant sur l’avenir que nous devons ensemble inventer de manière à être plus justes, plus équitables, plus solidaires, et avant tout plus égalitaires, vraiment égalitaires. Finis les rapports de force où 80% des richesses sont détenues par 1% des plus riches ou dit autrement, 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité. Et ainsi de suite. Quel que soit l'angle de vue, c'est toujours indécent.
FRF, le 14 juin 2020
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Dans la foulée de cette réflexion, je me permets de reproduire de longs extraits d’un article paru dans le Monde du 15 juin 2020 sur une manière parmi tant d’autres de « réparer l’Histoire ». Pour réparer, il faut d'abord s'apercevoir de la fêlure ou plutôt de la fracture dans ce cas-ci; s'en rendre compte, l'accepter, bien la regarder pour pouvoir y remédier. C'est ce que les rappels de l'Histoire nous aident à faire.
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Affronter le racisme, réparer l’histoire
par Thomas Piketty
La vague de mobilisation contre le racisme et les discriminations pose une question cruciale : celle des réparations face à un passé colonial et esclavagiste qui décidément ne passe pas. Quelle que soit sa complexité, la question ne peut être éludée éternellement, ni aux États-Unis ni en Europe.
A la fin de la guerre civile, en 1865, le républicain Lincoln promit aux esclaves émancipés qu’ils obtiendraient après la victoire « une mules et 40 hectares de terres » (environ 16 hectares). L’idée était à la fois de les dédommager pour les décennies de mauvais traitements et de travail non rémunéré et de leur permettre de se tourner vers l’avenir en tant que travailleurs libres. S’il avait été adopté, ce programme aurait représenté une redistribution agraire de grande ampleur, aux dépens notamment des grands propriétaires esclavagistes. Mais sitôt les combats terminés la promesse fut oubliée : aucun texte de compensation ne fut jamais adopté, et les 40 acres et la mule devinrent le symbole de la tromperie et de l’hypocrisie des Nordistes […].
Étrangement, d’autres épisodes historiques ont pourtant donné lieu à un traitement différent. En 1988, le Congrès adopta une loi accordant 20 000 dollars aux Japonais-Américains internés pendant la seconde guerre mondiale. L’indemnisation s’appliqua aux personnes encore en vie en 1988 (soit environ 80 000 personnes sur 120 000 Japonais-Américains internés de 1942 à 1946), pour un coût de 1,6 milliard de dollars. Une indemnisation du même type versée aux Afro-Américains victimes de la ségrégation aurait une valeur symbolique forte.
Au Royaume-Uni comme en France, l’abolition de l’esclavage s’est à chaque fois accompagnée d’une indemnisation des propriétaires par le Trésor public. Pour les intellectuels « libéraux » comme Tocqueville ou Schoelcher, c’était une évidence : si l’on privait ces propriétaires de leur propriété (qui, après tout, avait été acquise dans un cadre légal) sans une juste compensation, alors où s’arrêterait-on dans cette dangereuse escalade ? Quant aux anciens esclaves, il leur fallait apprendre la liberté en travaillant durement. Ils n’eurent droit qu’à l’obligation de devoir fournir un contrat de travail de long terme avec un propriétaire, faute de quoi ils étaient arrêtés pour vagabondage. […]
Lors de l’abolition britannique, en 1833, l’équivalent de 5 % du revenu national britannique (120 milliards d’euros d’aujourd’hui) fut ainsi versé à 4 000 propriétaires, avec des indemnités moyennes de 30 millions d’euros, qui sont à l’origine de nombreuses fortunes toujours visibles aujourd’hui. Une compensation aux propriétaires s’appliqua aussi en 1848 à La Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane.
En 2001, lors des débats autour de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, Christiane Taubira tenta sans succès de convaincre ses collègues députés de créer une commission chargée de réfléchir à des compensations pour les descendants d’esclaves, notamment en matière d’accès à la terre et à la propriété, toujours très concentrée parmi les descendants des planteurs.
L’injustice la plus extrême est sans doute le cas de Saint-Domingue, qui était le joyau des îles esclavagistes françaises au XVIIIe siècle, avant de se révolter en 1791 et de proclamer son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. En 1825, l’État français imposa au pays une dette considérable (300 % du PIB haïtien de l’époque) afin de compenser les propriétaires français de leur perte de propriété esclavagiste. Menacée d’invasion, l’île n’eut d’autre choix que d’obtempérer et de rembourser cette dette, que le pays traîna comme un boulet jusqu’en 1950, après moult refinancements et intérêts versés aux banquiers français et américains.
Haïti demande maintenant à la France le remboursement de ce tribut inique (30 milliards d’euros d’aujourd’hui, sans compter les intérêts), et il est difficile de ne pas lui donner raison. En refusant toute discussion au sujet d’une dette que les Haïtiens ont dû payer à la France pour avoir voulu cesser d’être esclaves, alors que les paiements effectués de 1825 à 1950 sont bien documentés et ne sont contestés par personne, et que l’on pratique encore aujourd’hui des compensations pour des spoliations qui ont eu lieu pendant les deux guerres mondiales, on court inévitablement le risque de créer un immense sentiment d’injustice.
Il en va de même pour la question des noms de rue et des statues, comme celle du marchand d’esclaves qui vient d’être déboulonnée à Bristol. Certes, il ne sera pas toujours facile de fixer la frontière entre les bonnes et les mauvaises statues. Mais de la même façon que pour la redistribution des propriétés, nous n’avons d’autre choix que de faire confiance à la délibération démocratique pour tenter de fixer des règles et des critères justes. Refuser la discussion revient à perpétuer l’injustice.
Au-delà de ce débat difficile, mais nécessaire, sur les réparations, il faut aussi et surtout se tourner vers l’avenir. Pour réparer la société des dégâts du racisme et du colonialisme, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités et un accès égalitaire de toutes et de tous à l’éducation, à l’emploi et à la propriété (y compris avec un héritage minimal), indépendamment des origines, pour les Noirs comme pour les Blancs. La mobilisation qui rassemble aujourd’hui des citoyens de toutes les provenances peut y contribuer.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris
Le journal le Monde, 15 juin 2020
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Devant le « Palais », dernièrement, l’« Allegrocube » de Charles Daudelin a été doré, lui, abandonné, figé dans son mouvement interrompu depuis tant d’années – à l’origine les deux parties articulées se rejoignaient et s’éloignaient l’une de l’autre dans une alternance d’ouverture, de fermeture perpétuelles. Espoir! On peut se reposer à ses côtés, y réfléchir en toute quiétude, y trouver la paix du corps et de l’esprit.
FRF, 7 juin 2020
[1] « Exploit de la Place d’Armes », bronze de Louis-Philippe Hébert
[2] Au sol du Centre de commerce mondial, souvenir verbal le long de la ruelle des Fortifications et en vrai, au Champ de Mars, entre autres.
Dans l'image, à droite, se profile une structure métallique en forme d'arc qui représente le contour des fortifications entre 1717 et 1806. Cette structure s'élève sur l'avenue McGill au sud de la station de métro Place Victoria.
NOTE
1895, une autre année à la gloire des esclavagistes et de toutes les autorités discriminatoires
L’année 1895 a vu l’érection de monument à Paul Chomedey de Maisonneuve sur la Place d’Armes à Montréal et donc l’apposition du bronze « Exploit de la Place d’Armes » . La même année, à Bristol en Angleterre, on a élevé une statue à Edward Colston (1636-1721) qui s’est enrichi par le commerce des esclaves. Dimanche dernier (2020-06-07), on a déboulonné sa statue qui a été ensuite jetée dans la rivière Avon, rapportent plusieurs médias d’information. La fin des symboles?
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Complément d'information
Le 10 octobre 2020, dans le Devoir, Jérôme Delgado a publié un article intitulé Doit-on peindre et exposer la violence? Article qui pose des questions sur la censure et le déni de certains faits historiques. Il parle du cas de Philip Guston dont on a reporté des expositions à plus tard. Il cite le cas de l’œuvre de L.-P. Hébert et du Monument à Maisonneuve autour duquel j’ai aussi fait deux montages : Place de pierres et de pouvoirs, peuple de bronze et Retour à la Place d'Armes.
J’extrais de l’article de Delgado dans le Devoir, le passage suivant qui cite la thèse de maitrise de l’historien de l’art David Gauthier.
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Barbare imaginaire
L’historien de l’art David Gauthier va plus loin : Louis-Philippe Hébert est raciste. Il ne peut l’excuser, même en le replaçant dans son époque — celle où les élites tendent à affirmer leur grandeur en opposant les racines européennes à la « barbarie » de l’Autre.
Dans son mémoire de maîtrise (2007), le chercheur étudie 25 sculptures d’Hébert dotées de figures autochtones, portant les stéréotypes du pagne et de la plume. « Pas une œuvre devant laquelle je ne me sens pas mal à l’aise. Ce sont de belles sculptures, mais le discours adjacent est moralisateur, raciste », résume-t-il.
Le cas du « pionnier de la sculpture commémorative en bronze au Québec » pose un problème de taille : bon nombre de ses œuvres se trouvent dans l’espace public. Monument à Maisonneuve (1893), installée à la place d’Armes, dans le Vieux-Montréal, en est un exemple type. Hébert y a modifié le programme originel. Plutôt que de montrer le personnage autochtone comme un allié de Maisonneuve, il l’a placé en ennemi.
« L’Autochtone est associé à la barbarie. Il est mis en opposition à Charles Le Moyne, un traducteur, militaire, seigneur, représenté ici en agriculteur, en vision de la civilisation. »
Faut-il détruire ce monument comme celui de John A. Macdonald, tombé sous la grogne populaire ? David Gauthier propose une solution pour atténuer le discours : retirer le mot « iroquois ». « Même si sa forme ne change pas, le personnage devient celui qui aide Maisonneuve à se défendre. L’œuvre serait plus respectueuse. »
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Doit-on peindre et exposer la violence? Jérôme Delgado, in Le Devoir, 10 octobre 2020.
Voici la référence à l’article complet
On peut avoir accès au mémoire de maitrise de David Gauthier en format numérique: La représentation de l'Autochtone dans l’œuvre du sculpteur Louis-Philippe Hébert (1850-1917) : figure d'altérité au service d'une idéologie nationale.
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